Le sentiment de la ville
Jean-Marc Meunier. Éditions Territoires (1999)

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Âme qui vive

Alors que la photographie ne résiste pas, en général, à sécréter de la parole (à redoubler un texte, à articuler un raisonnement, à appeler la référence), celles de Jean-Marc Meunier, exemplaires de mutité, repoussent tout commentaire. Bannissent le propos. Évacuent l’anecdote. Imperméables au verbe, elles ne font pas plus de place à la psychologie humaine qu’au drame social ou au jugement moral. Leur composition n’obéit à aucune règle d’(a)symétrie, à aucun effet de mise en scène concédés aux glossateurs. S’employant à localiser les lieux qu’elles fixent, le Genevois de souche peine parfois à simplement les reconnaître. Les récits qu’il souhaite y greffer patinent sur leur surface glacée.

Pourtant, dans le regard à l’origine de ces clichés, on perçoit la tendresse. Le sentiment de la ville – puisque c’est ainsi que le photographe a intitulé son cycle – exprime à la fois l’indubitable sensation de Genève, et l’attachement particulier qu’elle suscite chez son arpenteur. D’où l’impression physique, ressentie devant ces images, de palper l’ambiance de la Cité de Calvin. D’éprouver matériellement son esprit, son atmosphère – indicible, par définition –, jusque dans l’abstraction de décors si anonymes qu’ils semblent exclure l’expérience vécue.

Coins de rues désertés, parkings indifférents, panneaux de signalisation réduits à l’insignifiance, murs de béton marqués de graffiti erratiques. Mais surtout: voitures à l’arrêt. Façades d’immeubles aphasiques, laissant deviner, par-delà les fenêtres closes ou béantes, la routine d’un bureau ou le quotidien d’un foyer. Topographie familière, et néan­moins hermétique. Badigeonnée de ces couleurs délavées que la rétine n’a l’habitude de retenir que dans l’enceinte d’une agglomération suisse.
Une ville fantôme, pourrait-on croire. Et figée. Mais ce serait sans compter le sentiment de la ville, précisément – ce double sentiment que notre environnement urbain diffuse et génère –; lequel, à travers les photos de Meunier, vit bel et bien, et palpite. Sans bruit: dans une retenue qui n’est pas sans évoquer les toiles d’un lointain prédécesseur, un artiste hollandais du XVIIe siècle, Pieter Saenredam.

Invariablement, Saenredam peignait des églises. Hautes, nues, vacantes. Dont seules les teintes pastel adoucissent l’austérité architecturale. À regarder les tableaux de Saenredam, le spectateur s’humilie devant tant de verticalité, et aussi minérale de surcroît. S’il parvient à s’élever, dans la foi religieuse ou l’émotion esthétique, ce n’est pas par l’illustration grandiloquente d’arguments bibliques, mais porté plutôt par le contraste entre l’inertie de la pierre et le transport mystique qu’elle supporte.
Tout comme chez Jean-Marc Meunier, où les véhicules immobiles, les vélos adossés, les corps absents, les structures vides promettent sans mentir d’emmener au cœur de l’âme genevoise. Vive et nécessairement tue.


Katia Berger


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